DU COURONNEMENT NOIR AU VIEUX DUDINO : LA PRODUCTION DE FRONTIERE (MIKHAÏL DUBSON, 1933-1935)
L’un des films les plus passionnants, du point de vue de la vision soviétique de la judéité dans l’entre-deux-guerres, est incontestablement Frontière de Mikhaïl Dubson, sorti en 1935 : tout à la fois parfaitement conforme aux requisits réalistes socialistes concernant les codes narratifs et le comportement des personnages, et étonnant par son effet documentaire, le film offre une plongée dans un shtetl juif, monde en pleine décomposition dont l’auteur saisit les contradictions et la complexité avec un regard satirique qui n’est pas sans dénoter l’attachement qu’il lui voue. L’équipe réunie autour du projet est dans sa très grande majorité juive, du chef opérateur à l’ingénieur du son, en passant par les décorateurs (voir générique complet en fin de chapitre). On peut s’étonner que le débutant Dubson soit parvenu à s’attacher des collaborateurs aussi réputés, à l’instar de Vladimir Rapoport qui avait cosigné l’image des Montagnes d’or (Youtkevitch, 1931), puis de Contre-plan (Ermler, Youtkevitch, 1932) . On remarquera que la carrière de la plupart était déjà liée à la création juive, comme celle du compositeur Leib Pulver, ou des décorateurs Isaak Makhlis et Efim Khiger, que l’on trouve au générique de la plupart des films à thématique juive de la période . Il en va de même pour les acteurs, comme Benjamin Zuskin qui était avec Solomon Mikhoëls l’acteur fétiche du Théâtre juif de Moscou, et fut recruté ici pour le rôle principal du commis Arié, avec deux autres actrices célèbres du théâtre, ou encore Emile Gal. Mais Dubson sélectionna également d’autres acteurs renommés dont la carrière n’était en rien liée à la judéité, comme Boris Poslavski, acteur de Youtkevitch, qui s’était illustré dans le rôle du saboteur de Contre-plan, ou Sergueï Guérassimov, acteur de la FEKS, auxquels Dubson confia l’interprétation de personnages emblématiques du monde juif — le riche patron ou l’artisan miséreux. On notera que ce sont également deux acteurs de renom, Nikolaï Tcherkassov et Leonid Kmit, qui interprètent les rôles des ouvriers slaves. On commencera par retracer brièvement la carrière de ce réalisateur méconnu, puis on présentera les principales pièces du dossier de production de Frontière que l’on confrontera ensuite avec le film, dans la copie conservée au Gosfilmofond, avant d’avancer quelques hypothèses quant aux raisons des sinuosités de son destin.
Mikhaïl Dubson naît en 1899 à Smolensk. Il fait des études de droit qu’il n’achève pas et entre comme attaché à la représentation commerciale soviétique à Berlin. Passionné de cinéma, il profite des relations privilégiées de la Mejrabpom avec des firmes allemandes pour se frotter au métier. Il réalise Zwei Brüder (Deux frères, 1929), dont l’actrice principale, Hilda Jennings, devint sa femme, et la même année Gift Gas (Gaz toxique), adapté d’une pièce de Peter Martin Lampel qui a fait scandale et dont la censure a interdit la représentation sur scène. Le scénario est signé par Nathan Zarkhi, scénariste attitré de la Mejrabpom. Sur fond de mélodrame social, il s’agit d’un pamphlet antimilitariste en forme de parabole dont la trame relève de la science-fiction. L’actrice principale est cette fois Vera Baranovskaïa, la " mère " du film de Poudovkine, récemment émigrée. Dubson s’y révèle très influencé par le cinéma expressionniste allemand. Le nom d’Eisenstein, venu rendre visite au réalisateur sur le tournage, est parfois cité comme coréalisateur. En réalité, il aurait donné quelques conseils pour les prises de vues des dernières scènes. Dénigré par une partie de la presse qui reproche une intrigue mélodramatique rebattue en dépit d’images fortes (les morts de la Première Guerre mondiale se lèvent pour dénoncer l’utilisation de gaz toxiques), le film est soutenu par la Ligue allemande pacifiste pour les droits de l’homme. Dubson revient en URSS avec sa femme en 1930, et entre bientôt à la " fabrique " de Leningrad, alors la plus performante pour le cinéma sonore. Auréolé de son expérience allemande, il obtient de se voir confier une réalisation autonome. Il choisit d’adapter un récit du cycle chinois de Konstantin Erberg (Sunnenberg), poète symboliste, philosophe et théoricien de l’art. Le projet a pour titre le Culte des ancêtres. Au bout de plusieurs mois, la production est stoppée dans des conditions encore obscures : Dubson laisse 9 000 mètres de négatifs, aujourd’hui disparus, et des pertes qui s’élèvent à 200 000 roubles . Il décline la proposition de seconder Barnet qui achève le tournage de Okraïna. C’est sur ces entrefaites qu’il entreprend la rédaction du Couronnement noir, qui deviendra Frontière. Il présente fin 1932 le scénario à Adrian Piotrovski, théoricien du théâtre et critique, proche des formalistes, alors à la tête du Conseil artistique de la fabrique de Leningrad, qui lui fait aussitôt confiance.
Frontière est son premier film soviétique, et de loin le meilleur. L’action se situe dans un shtetl polonais à quelques kilomètres de la frontière soviétique. Le film, qui développe une vision satirique du monde juif traditionnel, est interdit dans sa version originale, considéré comme trop sombre, mystique et susceptible d’éveiller des réactions antisémites. Dubson retourne alors de nouvelles scènes, plus optimistes ; le film remanié est finalement distribué en 1935 et bien accueilli. Il lui vaut des éloges enthousiastes de Gorki et de Romain Rolland.
Il tourne ensuite les Grandes Ailes (Bol’šie kryl’ja, 1937), avant d’être, brièvement semble-t-il, arrêté l’année suivante. Dubson n’a plus la possibilité de développer pleinement son indiscutable talent de scénariste et de réalisateur et connaît de longues périodes d’éclipse au cours desquelles il revient à son métier de juriste. Il signe en 1941 avec Ilya Trauberg Concert-valse (Koncert-val’s), et ne peut tourner son film suivant, la Tempête, qu’en 1957 .
Le dossier de production du film Frontière, par chance fort complet (RGALI F. 2450, inv. 2, d. 454), le découpage original conservé au Gosfilmofond, les archives de la Direction centrale du cinéma, et plusieurs documents récemment publiés du RGASPI (Archives du parti) permettent de suivre les aléas de sa production.
Le cas de Frontière est exemplaire en ceci que sa production se situe à un moment charnière de l’histoire du cinéma soviétique. Le film est entrepris au tout début de l’année 1933, lorsqu’après plusieurs années de crise profonde s’amorce enfin pour le cinéma une sortie du tunnel, qu’accompagne une augmentation significative des investissements. Un temps sous la coupe du Commissariat du peuple à l’Industrie légère (Narkomlegprom), le cinéma est constitué en février 1933 en une branche autonome, soumise directement à l’autorité du Sovnarkom : ce sera le GUKF (Direction Centrale du Cinéma et de la Photographie) que Choumiatski, précédemment directeur de Soyouzkino, présidera jusqu’à son arrestation en janvier 1938. Parallèlement, les priorités sont réorientées : alors que la période 1930-1932 avait été celle d’une difficile mise en place des bases d’une industrie cinématographique (avec le lancement de la fabrication d’appareils et de pellicule, et la modernisation des studios pour assurer la transition du muet au sonore), l’autonomie s’accompagne d’un retour aux préoccupations idéologiques qui entraînent un contrôle plus rapproché du Kremlin.
Or la refonte, actée sur le papier en février 1933, prend du temps. Les studios des républiques doivent être soumis à leurs Sovnarkoms respectifs, tout en restant dépendants du GUKF pour leur plan de production. Les activités de production et de distribution sont à nouveau connectées, alors qu’auparavant la distribution était centralisée au niveau du pays tout entier. À partir de juin 1933 et jusqu’en novembre, la Commission Cinéma dirigée par Alexeï Stetski, dépendant de l’Orgburo du Comité Central, prend en main le contrôle idéologique de la production . C’est elle qui, de fait, va décider des modifications à introduire dans les scénarios comme dans les films (ou interdire, le cas échéant, la poursuite de certains projets) . Choumiatski assure durant cette période le relais entre l’Orgburo et la profession, mais n’a pas l’initiative. Cette Commission de Stetski doit elle-même à cette époque rendre des comptes à Kaganovitch qui, on va le voir, joue un rôle décisif dans la destinée de Frontière. Kaganovitch est, à cette période, premier secrétaire du parti de Moscou. Il préside en outre la commission des purges des cadres du Parti, et présidera quelques temps plus tard sa commission de contrôle. Certes, il n’a pas de responsabilités à l’Agitprop, mais très proche de Staline, il impulse des décisions dans de multiples domaines culturels, de l’urbanisme moscovite aux arts plastiques, en passant par la presse ou... le cinéma .
C’est également durant la longue période de gestation du film, qui s’étale de janvier 1933 à octobre 1935, que se met en place la pratique régulière des projections au Kremlin devant Staline, ses proches et familiers, que Choumiatski organise et présente . Au moment où se tient l’une des premières projections, en mai 1934, Frontière est déjà en cours de remaniement, le film sera visionné dans ce cadre un peu moins d’un an plus tard, en avril 1935. Choumiatski consigne soigneusement les réactions à l’issue de ces projections, ainsi que ses échanges avec Staline et ses proches au Kremlin sur les questions de cinéma. Après son arrestation, ces documents relatifs à 63 séances tenues entre mai 1934 et janvier 1937 ont été transmis à Staline. Retrouvées dans ses archives, ces notes très fouillées ont été publiées et constituent une mine pour l’histoire du cinéma soviétique de la période .
À l’époque de la production de Frontière, le fonctionnement institutionnel est alors, sur le papier, le suivant : la fabrique de Leningrad où travaille Dubson fait partie de Rosfilm, puis, à la suite de la réorganisation de 1933, de Soyouzfilm (autrement dénommé " le Trust «) qui recouvre l’unité de production de films de fiction de RSFSR, laquelle est un département (dit parfois » secteur ") de Soyouzkino, puis, après février 1933, du GUKF, la Direction Centrale du Cinéma et de la Photographie . Les scénarios sont donc contrôlés, et doivent recevoir l’aval des trois niveaux : fabrique, Trust, Direction centrale. Il en va de même des films achevés. La fabrique a elle-même une double direction : un directeur général chargé de l’organisation de la production, responsable des questions techniques et financières, et un directeur artistique, qui est à l’époque le libéral et éminent intellectuel Adrian Piotrovski. Voilà pourquoi dans les échanges de correspondance, on trouve tantôt le nom de ce dernier, tantôt celui de Shneiderman, puis de Katsnelson qui le remplace à partir d’octobre 1934. Au niveau du Trust, c’est d’abord Andreï Sutyrine, son directeur, qui est en charge du dossier de production, remplacé par Ia. Metallov lorsque Sutyrine est envoyé diriger un camp de travail dans le Grand nord. Au niveau du GUKF, on trouve mention de Konstantin Ioukov, nommé en 1934 adjoint en charge de toute la production de fiction soviétique, mais surtout, comme on va le voir, de Choumiatski qui s’implique personnellement dans ce dossier. Au-delà de cette structure officielle, qui de fait ne fonctionne bientôt plus que comme circuit de transmission des ordres et de remontée des informations, c’est le Comité Central qui s’impose au sommet de la chaîne de décision à partir de l’été 1933, via l’Orgburo et sa Commission Cinéma, ou Kaganovitch directement, et bientôt Staline. Le circuit sera d’ailleurs de plus en plus souvent... court-circuité.
Parallèlement au dossier de Frontière, ces différentes instances s’immiscent à cette époque dans des productions autrement plus célèbres de l’histoire du cinéma soviétique : Tchapaev (S. et G. Vassiliev, 1934) ou la Jeunesse de Maxime (Kozincev et Trauberg, 1934). Mais ces productions, en dépit de nombreux remaniements, sont loin d’atteindre les délais de Frontière : près de trois ans ! Certes, la multiplication des instances et le caractère très intrusif de leurs interventions rallongent d’une manière générale les délais de production, entraînant au passage une forte augmentation des coûts. Dans le cas de Dubson, on peut avancer que son projet, qui est son premier film soviétique, n’est pas une priorité pour les studios, en dépit des recommandations favorables. En d’autres termes, les atermoiements, arrêts temporaires, interruptions de tournages et autres blocages n’enclenchent pas de réactions immédiates des instances de décision. Toutefois, l’étude des documents conservés montre que la raison principale des ennuis du film tient essentiellement à l’image des Juifs qu’il propose. Pour en juger, on commencera par présenter les éléments les plus significatifs du dossier constitué autour du film, suivi d’un aperçu de la réception critique.
DU SCENARIO AU DECOUPAGE
Le scénario original, de la plume de Dubson, intitulé le Couronnement noir, combinait deux lignes narratives : la première était liée à une épidémie de vérole dans un shtetl situé à quelques kilomètres de la frontière soviétique, en territoire polonais, épidémie à laquelle le rabbin proposait de remédier en célébrant un rite ancien, celui du " couronnement noir ", cérémonie d’épousailles unissant nuitamment deux vieillards dans un cimetière ; l’autre développait les tribulations d’un révolutionnaire juif, originaire du même shtetl, arrêté par la police, qui parvenait à s’échapper et revenir se cacher chez son père, cordonnier. Le personnage principal, Arié, un violoniste devenu commis du propriétaire de l’usine, s’éveillait peu à peu à la conscience révolutionnaire au contact du clandestin, qui l’engageait à faire la connaissance des ouvriers goys de l’usine voisine où il avait été lui-même employé, et qui étaient proches du mouvement de contestation.
Certes, la thématique de la vie traditionnelle des shtetls n’est alors plus vraiment d’actualité, et a été réorientée vers celle de l’intégration des Juifs à la vie industrielle ou agricole de l’Union soviétique contemporaine qu’illustrent le Retour de Nathan Becker (Rachel Milman, Boris Shpis,1932) ou les films consacrés au Birobidjan. Le studio de Leningrad vient ainsi de rejeter un autre scénario proposé en décembre 1932 par Leonid Trauberg pour le réalisateur Iossif Berkhine , dont l’action se déroule en 1898 dans la région de Vilna. Le héros, Iossele, d’abord contrebandier, devient peu à peu révolutionnaire. Le projet est rejeté au motif que le personnage est trop romantique et pas suffisamment révolutionnaire. Le scénario est intitulé... Frontière !
Le studio de Leningrad et Soyouzfilm (unité de production de RSFSR, désignée parfois dans les documents sous le label " Rosfilm «, ou simplement » Trust ") donnent leur accord à Dubson pour que celui-ci fournisse un découpage. Leurs principales motivations sont les suivantes : l’intérêt de montrer à un public tant soviétique qu’étranger, juif et non juif, l’exploitation à l’œuvre dans le shtetl traditionnel et la collusion entre rabbins et patrons ; et les qualités d’écriture indubitables du scénario, tant dans la description des personnages que dans la force d’évocation de l’atmosphère des shtetls juifs de Pologne. Toutefois, un certain nombre d’instructions sont fournies à l’auteur pour améliorer ce premier jet, suggestions dont Dubson tient compte dans son découpage.
La version du découpage conservée au Gosfilmofond est extrêmement détaillée . Dubson y précise les cadrages, les sons et la technique d’enregistrement (il prévoit par endroits des prises directes), rédige les dialogues avec un grand soin, décrit minutieusement les intérieurs, vêtements, objets. Le texte, dont les qualités d’écriture sont tout à fait remarquables, est en outre émaillé de remarques de l’auteur, comme celle-ci, figurant en introduction :
" Le réalisateur aura une conversation sérieuse avec le compositeur. Cette conversation aura lieu au piano. Parler dès à présent de l’ouverture serait du bla-bla verbeux, et est donc superfétatoire. De toute façon, le seul intertitre du film (hormis le mot " FIN «), qui délivre le sens général, à savoir le concept de » Couronnement noir «, détermine par son contenu l’ouverture à venir. Celle-ci prendra fin... doucement... avec l’intertitre [le dernier carton du générique]...»
Protocole de réunion du bureau des scénarios du studio de Leningrad, statuant sur le découpage. Sans date (visiblement courant janvier 1933). f° 138 (recto — verso)
Le récit, centré sur le personnage d’Arié, développe désormais un autre héros, le goy Gaïdul, ouvrier bolchevik de l’usine voisine du shtetl, qui finit par gagner Arié à ses positions. " Ces deux lignes sont justes, particulièrement celle qui concerne Bloch [le riche propriétaire de l’usine et personnage central du shtetl]. Le fondement de classe des convictions sionistes de Bloch, de sa philanthropie et de sa religiosité est bien révélé.
Les dangers que le bureau du scénario avaient pointés à la lecture du scénario littéraire se sont dissipés à l’examen du découpage: L’équilibre dramaturgique du film penche bien sûr désormais complètement en faveur de l’optimisme et de la gaieté. Les scènes du " Couronnement noir " ne sont pas développées dans un sens mystique, mais réaliste, ce qui permet une dénonciation claire et franche de la nature de ce rituel hérité quasiment du Moyen âge ".
Relevant le niveau formel très satisfaisant du projet, le document souligne que " le son n’y est pas introduit pour lui-même, comme pur ornement, comme c’est fréquemment le cas dans nos films sonores, mais comme un élément servant à la caractérisation des situations et des personnages.
Seul défaut : les personnages d’Arié et Gaïdul ne sont pas encore suffisamment concrétisés. Gaïdul n’est pas assez actif et c’est par pur hasard qu’il entre en contact avec le shtetl. Il n’a pas cherché de lui-même à abattre le mur élevé par Bloch entre l’usine et le village. De même, la combativité d’Arié doit mieux être perçue. Le seul passage où Arié propose de brûler le message du révolutionnaire Boris ne suffit pas. Cet aspect doit encore être développé.
Mais dans l’ensemble, le bureau se déclare satisfait : le travail a porté ses fruits, ce que souligne une mention manuscrite, portée sur le document : «les modifications introduites par l’auteur à la suite des remarques concernant le scénario littéraire améliorent déjà considérablement le premier jet. Particulièrement en ce qui concerne le personnage de Gaïdul ».
28 janvier 1933. Procès verbal de la commission du Trust Rosfilm chargée d’élaborer le plan de production de l’année 1933. (f° 138a recto et verso) La direction du Trust (niveau de la RSFSR) examine le scénario dans la foulée et donne son aval, " au vu des conclusions du bureau des scénarios «. Le film est introduit dans le plan de production, et doit être réalisé en deux versions — yiddish et russe (comme l’avait été le Retour de Nathan Becker un an plus tôt). Le document réaffirme la nécessité de renforcer les deux personnages d’Arié et de Gaïdul, et exprime par ailleurs son inquiétude quant au personnage d’Ania (sœur de Boris) qui exprimerait » un sentiment de trop grand défaitisme, lié à ses tendances sionistes ". Enfin, la direction rappelle l’exigence de respecter les délais de production (dont l’allongement croissant depuis la fin des années 1920 a fait grimper les coûts), et de suivre les recommandations du studio quant à l’utilisation de la pellicule et des moyens.
Le 10 février 1933 (f°136a), le directeur du studio de Leningrad, Shneiderman, adresse un courrier à ses supérieurs moscovites. Il y affirme que cette production représente un risque pour le trust, et fait part de son refus d’endosser la responsabilité. Une réunion consacrée au plan de production de 1933 est organisée le 19 février, en sa présence, avec le directeur de Rosfilm Andreï Sutyrin. Le procès verbal comporte la décision suivante : " Il [Shneiderman] porte l’entière responsabilité de la réalisation du film le Couronnement noir ". Un mois plus tard, le film entre en production.
LA PRODUCTION DE LA PREMIERE VERSION
En cours de tournage, la direction du GUKF rédige une note sur le projet — f° 236. " La principale ligne narrative vise à dénoncer la communauté d’intérêts des représentants d’une nation prétendument unie, l’opportunisme de la bourgeoisie juive nationaliste, particulièrement de la petite bourgeoisie, et montre le courage et la ténacité d’un révolutionnaire prolétaire qui voit dans l’URSS le pays de la dictature du prolétariat, du socialisme en construction, l’unique patrie des travailleurs de toutes les nationalités, de tous les pays. Évaluation : le scénario, et le film en cours de tournage, font partie de la catégorie qui intéresse énormément les nombreuses colonies juives d’Amérique et d’Europe. Dans le même temps, il sera vu avec intérêt chez nous, particulièrement en Ukraine et en Biélorussie soviétiques. L’auteur y fait une peinture des mœurs assez convaincante, tout en dessinant avec suffisamment de conviction des perspectives de sortie pour les classes pauvres du shtetl. C’est la voie de la lutte, dont l’exemple est montré par les ouvriers russes — ici en tout premier lieu vient la lutte contre la bourgeoisie nationaliste. Le personnage de Boris, le révolutionnaire, est devenu plus intéressant, plus combatif. Le fait que soient engagés dans cette production les meilleurs acteurs du théâtre juif d’État (Zuskin, Granovskaïa), et d’excellents acteurs de cinéma (Poslavski et d’autres) laisse croire au succès de l’entreprise. Ils communiqueront au récit une plus grande rigueur idéologique [sic] ".
19 Juillet 1933 : Conclusions du cam. Sutyrin (directeur de l’unité de production Soyouzfilm, adjoint de Choumiatski) — f° 235 (recto et verso).
En inscrivant ce film au plan de production de la fabrique de Leningrad, le GUKF et le Trust Soyouzfilm ont été guidés par les considérations suivantes : 1. L’intérêt incontestable de montrer à l’écran un shtetl proche de la frontière cruellement exploité aussi bien par les richards locaux que, et surtout, par le régime impitoyable de Pilsudski. De plus, en tenant compte de nos propres zones frontalières qui ont connu la même vie sous le régime tsariste, et des importantes communautés juives des États capitalistes, l’audience auprès de laquelle le film peut rendre un service politique se trouve considérablement étendue. Le film sera sans nul doute utile également aux publics non-juifs, en URSS comme à l’étranger. 2. Le scénario comprenait des erreurs, mais était écrit avec un talent et une force indubitables dans le rendu tant des personnages, que de l’atmosphère des shtetls juifs de la Pologne contemporaine. Toutefois, la direction du GUKF et le trust ne l’ont pas accepté tout de suite, mais ont donné un certain nombre d’instructions à l’auteur pour l’améliorer. Celui-ci les a suivies, aussi bien en remaniant son scénario, que lors du tournage. Ces recommandations étaient les suivantes :
1- Modifier la tonalité générale trop pessimiste. Certes, l’auteur évoquait la vie des juifs soviétiques, mais cela ne faisait que trop ressortir le manque d’issue possible pour ses héros. 2- Il fallait modifier la passivité propre à la plupart des personnages qu’il fallait rendre politiquement plus combatifs, de façon à ne pas laisser l’impression que la désertion (sorte de fuite d’Egypte vers la terre promise) était la seule solution... 3- La vie quotidienne d’un shtetl telle qu’elle était décrite dans le scénario, la présentation de rituels tels que celui du " couronnement noir «, etc., tout cela tirait le projet vers la zone dangereuse de l’exaltation du folklore juif patriarcal. Et de là à une forme prétendument » inoffensive " de nationalisme, il n’y avait pas loin. Il a donc été demandé d’insister par tous les moyens sur les éléments susceptibles de contribuer à discréditer les scènes rituelles au cimetière, à la synagogue, etc. Il a de plus été décidé de ne pas souligner dans les dialogues la façon de parler juive, d’autant plus que, dans le film, les acteurs parleront en russe.
Ayant examiné le scénario de réalisation et les rushes qui, au passage, révèlent un travail intéressant, et même par endroits, brillant, des acteurs, le GUKF et le Trust considèrent que l’auteur a dans l’ensemble rempli les exigences formulées. Procès verbal de la réunion 31 août 1933 au studio de Leningrad après la projection du film achevé (en présence de Shneiderman, Piotrovski, Dubson, Tcherniak , Obnorski ) (f° 187) Le jugement est très élogieux : le document relève que toute romantisation ou idéalisation des éléments surannés du mode de vie traditionnel a été évitée. Le film se termine bien. Néanmoins, le personnage central d’Arié reste insuffisamment développé. Son ralliement à des positions révolutionnaires n’est pas très convaincant, alors même que ce rapprochement est un des ressorts de l’action. « Dubson est actuellement dans une phase de transition. Il s’affranchit peu à peu du mélodramatisme intense frisant l’impressionnisme [sic] hérité de son expérience dans le cinéma allemand, et a essayé de livrer une représentation réaliste du monde. Pour cette raison, le motif du combat pour le sauvetage de Boris Bernstein [sic] est passé au premier plan, tandis que celui de l’épidémie, du shtetl moribond et du fanatisme religieux s’est trouvé largement affaibli. Cette tendance générale de l’évolution du réalisateur, tout en étant juste, s’est fatalement traduite au niveau de l’unité dramaturgique du film ».
Le talent de Dubson pour la direction d’acteurs fait l’unanimité. La commission réunie souligne le jeu tout en finesse de Zuskin, la profondeur émotionnelle de Toporkov (Tuvim), et surtout l’interprétation remarquable de Poslavski qui joue un Novik énergique, rusé, cynique et suffisant.
Les conclusions concernant la musique (Lev Pulver) et les décors (Efim Khiger), à rebours du romantisme, sont également très positives. Seul l’opérateur en prend pour son grade : l’image de Vladimir Rapoport est trop sombre, trop mélodramatique. " En conclusion, malgré les défauts évoqués, le film, d’ambition modeste, a donné un résultat tout à fait satisfaisant du point de vue idéologique et artistique. Il convient également de souligner le respect des délais (le film a été réalisé en 4 mois et demi) et le coût, inférieur aux normes fixées. Ces deux critères prouvent le niveau de qualification du réalisateur du point de vue de la production ".
Le film est entériné et envoyé pour approbation et agrément au Trust Soyouzfilm. Le document est signé par le directeur du studio, Shneiderman.
Procès verbal de la réunion à Soyouzfilm (Moscou), le 17 septembre 1933 (f° 167-169).
Le film y est nettement moins bien reçu et sa sortie est conditionnée à des modifications. Tout en soulignant la qualité du film exprimant de manière convaincante le message principal (le dépassement des préjugés de méfiance entre Juifs et Gentils, l’évolution sociale des shtetls polonais et le ralliement de leur " meilleure part " aux positions du prolétariat révolutionnaire), il est reproché au réalisateur de distordre la réalité du fait de sa méthode de création, qualifiée cette fois d’ornementaliste.
"Cela se traduit en premier lieu par l’engouement du réalisateur pour l’aspect exotique de la religion et du mode de vie juifs. L’auteur montre la synagogue et des Juifs en train de prier en essayant de s’en tenir à un réalisme objectif, mais ces passages occupent une place disproportionnée dans le film. L’ornementalisme ne se borne pas à cela. De nombreux épisodes du film sont privés de fonction narrative, ne font pas avancer l’intrigue et peuvent être supprimés sans incidence pour sa construction. La teneur de ces épisodes renvoie à la psychologie et au comportement " spécifiquement juifs «. Cette présentation n’a pas pour objectif d’approfondir les personnages, mais vise uniquement un effet comique qui n’est pas toujours acceptable. C’est le cas par exemple des échanges » lyriques " entre Novik et sa femme près du buffet. Le réalisateur Dubson a indubitablement fait preuve de tact et de goût dans son approche d’un matériau difficile comme celui du shtetl. Il a évité bon nombre de dangers, mais pas entièrement celui de l’impact nocif et indésirable de l’ornementalisme. En dépit de la volonté de l’auteur, son engouement pour la " spécificité " religieuse et le mode de vie juif constituera une manne pour les esprits malsains et antisémites de la partie la plus attardée du public. C’est particulièrement le cas dans la scène où Arié arrive à l’usine et se bouche les oreilles [en entendant les stridulations de la sirène] : il est comique, pitoyable, et reproduit par là les représentations antisémites traditionnelles du Juif malingre et timoré. (...) Le richard Novik — énergique, malin, résolu est traité par l’auteur avec beaucoup plus de fraîcheur et d’acuité que le personnage nettement plus traditionnel d’Arié, timide, chétif et plein de douceur, ce qui ne rend pas crédible son passage à l’action révolutionnaire, d’autant plus que Novik occupe une place plus importante du point de vue du développement de l’intrigue ".
Les membres de la réunion soulignent également la faiblesse du lien entre les deux lignes narratives, celle de la vérole et celle du sauvetage de Boris qui n’est pas établi avant la fin du film, d’où l’impression d’un manque d’unité. La scène d’ouverture du film où la mère creuse seule la tombe de son fils au cimetière est loin de faire l’unanimité. Après des louanges concernant le jeu des acteurs (particulièrement de Poslavski), et des reproches concernant l’image, trop sombre, le Trust Soyouzfilm dresse une liste des remaniements auxquels la sortie du film est subordonnée : 1. Supprimer les scènes superflues à la synagogue. Laisser uniquement ce qui est nécessaire à la caractérisation du shtetl. 2. Supprimer la scène de l’entrevue entre Novik et sa femme. 3. Modifier la scène où Arié vient pour la première fois à l’usine (celle de la sirène). 4. Réfléchir par le remontage à mieux combiner les deux lignes de l’épidémie et du révolutionnaire Boris Bernstein. 5. Supprimer la scène du début où la mère creuse la tombe de son fils.
Le dossier contient également l’avis de D. Gatchev (f°140-144 ; copie f°239-243), extrêmement négatif. Le document, non daté, a probablement été adressé en vue de cette réunion. L’auteur y évoque de " très graves erreurs idéologiques et artistiques «, et accuse directement le Trust et le studio de n’avoir pas su orienter le travail de Dubson. Parmi les principaux griefs figure la place centrale qu’occupe la synagogue, et l’échec de la tentative de discrédit dont elle fait l’objet. Il reproche à l’auteur de trouver » une certaine délectation à l’évocation naturaliste de la synagogue, ses sons et ses rites, ses chants mystiques anciens, ses foules sanglotant et soupirant, bref, tout l’arsenal mystico-exotique du culte qui est un moyen redoutable pour endormir la conscience des travailleurs juifs, d’autant plus que l’auteur filme ces scènes avec un indubitable talent ".
Le 27 septembre 1933 est organisée une projection (il serait plus exact de parler de preview) à la commune n° 2 de Lubertsy de rééducation des jeunes vagabonds qui dépend de l’OGPU, située non loin de Moscou. Cette commune fait partie des colonies de rééducation fonctionnant selon les principes édictés par Makarenko et c’est précisément celle qui a inspiré à Nikolaï Ekk son film le Chemin de la vie (Putevka v žizn’, 1931). C’est vraisemblablement la raison pour laquelle elle a été choisie comme lieu de la projection qui se déroule en présence de plus de 1000 spectateurs.
Résumé du sténogramme du débat à l’issue de la projection (f° 171 et suiv). Si plusieurs spectateurs soulignent la qualité du son, exceptionnelle pour la production soviétique, le public qui prend la parole est dans l’ensemble peu favorable au film, mais c’est généralement la règle dans ce genre d’exercices où les participants sont encouragés à faire montre d’esprit critique. Les plus jeunes semblent tout ignorer de la vie juive, au point de s’avouer incapables de suivre l’intrigue. Certains exigent des cartons introductifs précisant que les premières scènes se déroulent à l’intérieur d’une synagogue. Si l’intérêt d’évoquer la vie des Juifs ne rencontre pas de critique, plusieurs se disent peu convaincus par la présentation du " malheur juif " : " C’est dit à plusieurs reprises, mais on ne voit vraiment pas en quoi ils sont si malheureux. Ils vivent plutôt bien «. D’autres regrettent le manque d’insistance sur la lutte des classes, attribué à un nombre trop restreint de personnages. L’assimilation par le public des codes narratifs les plus simplistes se traduit sous forme de reproches adressés au film : » l’influence soviétique ne se fait pas sentir alors que l’action se déroule à quelques kilomètres de la frontière " ; " il fallait montrer par contraste la vie des juifs soviétiques dans un kolkhoze " ; " les personnages d’ouvriers et de révolutionnaires sont trop peu nombreux «; » il n’y a pas d’organisation du parti " [sic — l’action se déroulant en Pologne] ; " la situation a beaucoup évolué — c’était ainsi il y a quinze ou vingt ans, mais plus aujourd’hui, grâce à l’influence soviétique «. Un seul spectateur avance des précisions concernant le rituel du » couronnement noir ", et conteste la présentation qu’en donne Dubson. D’une manière générale, le film est trouvé ennuyeux en raison des nombreuses scènes tournées à la synagogue. Clairement, la tonalité satirique du réalisateur ne rencontre aucun écho et le sens du film passe en grande partie au-dessus du public.
Ces griefs ne suffisent toutefois pas à expliquer l’interdiction du film qui intervient quelques jours plus tard. En effet, c’est alors à un autre niveau que se prennent les décisions, la preview devant un public de prolétaires sert tout au plus à étayer a posteriori l’argumentation. Le 9 septembre, la Commission de Stetski demande à Choumiatski de présenter aux membres de l’Orgburo les films dont la sortie est imminente . Le 3 octobre, Kaganovitch lors d’une réunion du Secrétariat du Comité Central évoque la sélection de 5 grands films auxquels seront accordés des moyens renforcés, et dont la réalisation s’accompagnera d’un contrôle rapproché. Par ailleurs, il est demandé à Stetski de présenter une liste de films et de scénarios classés de la manière suivante : 1) dont la sortie est impossible ; 2) achevés et susceptibles d’être diffusés ; 3) achevés mais encore non visionnés ; 4) en cours de production . Une projection doit être rapidement organisée.
On ne dispose pas des détails concernant cette projection, mais le 7 octobre, Stetski présente un rapport à Kaganovitch sur le travail de la Commission Cinéma : Frontière figure en première place parmi les films interdits, au motif qu’il " reflète de manière outrageuse la vie des travailleurs juifs, les authentiques révolutionnaires issus du prolétariat juif ne sont pas du tout montrés, le film présente des tendances nationalistes. Les camarades Choumiatski et Sutyrin ont énergiquement protesté contre l’interdiction du film, mais c’était avant que vous ne l’ayez visionné".
Le 8 octobre, l’Orgburo, statuant sur ce rapport et après nouvelle projection en présence de tous les membres, décide de revenir sur l’interdiction d’un certain nombre de films (dont la Révolte des pêcheurs, qui sortira le 5 octobre 1934, et le Bolchevik qui deviendra la Jeunesse de Maxime — et sortira en janvier 1935). Tandis que Frontière est " retiré du plan de production et interdit de diffusion ", avec trois autres films. En conclusion, Soyouzkino est montré du doigt pour n’avoir pas réussi à produire un seul film de qualité en 1933 .
LES REMANIEMENTS
Après avoir surmonté le choc consécutif à ce verdict, Dubson fait le choix de proposer une nouvelle version, qui entraîne le retournage de plus d’un tiers de scènes nouvelles. Il travaille à la rédaction de ces remaniements pendant de longs mois. Enfin, en mai 1934, Choumiatski donne son accord. C’est cette version qui sortira en septembre 1935, plus de deux ans après l’achèvement de la première. On présente ici les principales étapes de ces remaniements.
26 octobre 33. Lettre de Dubson au Trust Sojuzfilm (f° 126). Dubson y évoque directement sa " souffrance en tant que travailleur et en tant qu’artiste soviétique «. Il parle d’un » véritable choc «, auquel s’ajoutent les pertes sèches pour le studio. Mais il affirme avoir compris l’essentiel des critiques et remarques émises et se dit prêt à apporter les corrections nécessaires. Il propose le projet suivant : 1. Le communiste Boris Birstein ne fuit pas et n’en a aucunement l’intention. 2. Sous l’action de Boris, les communistes de l’usine entrent en contact avec la part la plus pauvre de la population juive, principalement les jeunes qui n’étaient pas présents dans le film. Cette jeunesse juive s’unit aux ouvriers et finit par prendre part à l’attaque contre la police et au sauvetage de Birstein. 3. Le personnage d’Arié est modifié : il devient le maillon utilisé par l’organisation clandestine pour assurer le contact entre Birstein et Gaïdul, et entre l’organisation du parti de l’usine et la jeunesse juive. 4. Toutes les scènes à la synagogue seront supprimées, sauf une où un Juif pauvre fait un scandale et exige que tout soit » comme là-bas " (en URSS). La scène au cimetière qui donnait au film une tonalité trop pessimiste sera également supprimée. 5. L’importance de l’organisation communiste qui n’apparaissait qu’en filigrane auparavant sera largement développée. Dubson estime que les coûts supplémentaires liés à ces remaniements s’élèveront à environ 20 000 roubles et prendront environ 18-20 jours, à condition qu’il n’y ait pas de retard dans les décors.
Le détail des modifications est joint à l’envoi et agrafé au dossier (f° 127-135)... qui va dormir quelques mois. En mars 1934, Dubson adresse un nouveau document, cette fois à la direction centrale (le GUKF), dans lequel il donne de nouvelles explications sur les modifications qu’il propose (f° 268, recto-verso et 269). Son style apparaît de plus en plus dégradé, impersonnel, contaminé par les lieux communs les plus galvaudés du discours officiel sur l’art. Il affirme que le personnage d’Arié doit être désormais la " force révolutionnaire du shtetl «. Celui-ci peut s’appuyer sur des » masses potentielles " (des artisans pauvres) lesquelles, grâce à la rencontre avec l’ouvrier ukrainien Gaïdul, adoptent rapidement des " positions politiques correctes «. Arié, devenu un combattant actif sous l’influence du révolutionnaire clandestin Boris Birstein, échafaudera un plan afin de tirer celui-ci des griffes de la police polonaise, et de le mettre à l’abri de l’autre côté de la frontière, sur le territoire soviétique, mais celui-ci le refusera, car » de ce côté-ci il y a de quoi faire «. Le film acquerra une tonalité résolument optimiste, ce que souligneront la musique et les paroles de la chanson finale. Dubson affirme avoir tenu compte des observations de Choumiatski et de Volochtchenko , propose de souligner que la cérémonie du » couronnement noir " est une mise en scène organisée par le rabbin et le riche patron, et se dit persuadé que ces remaniements amélioreront le film " d’un point de vue idéologique et artistique ". Il s’engage à tout faire pour limiter les coûts.
25 mars 1934. Lettre de Volochtchenko à Choumiatski, dont il est un des assistants (f° 271).
Après étude du plan des remaniements, il se déclare favorable à donner le feu vert pour les nouvelles prises de vue : " Tout porte à croire que l’interprétation juste sera trouvée «. Toutefois, une note manuscrite (de Choumiatski ?) apposée sur le même document introduit quelques bémols : » Cam. Volochtchenko ! Dubson tient mordicus à sa scène de fanatisme au cimetière (le rituel du " couronnement noir «), et apparemment à la scène de la synagogue qui la précède. Cela seul suffit à indiquer que... [] Dubson élabore donc un synopsis, puis un nouveau scénario littéraire qu’il soumet aux différentes instances : studio, puis Trust, puis Direction du cinéma (Choumiatski). Il propose un plan de tournage qui s’étale entre le 25 avril 1934 et le 10-12 mai. La seconde version du film pourrait être prête entre le 15 et le 20 mai. La direction du studio donne son aval (voir f° 206). Mais le dossier traîne encore. C’est seulement le 3 mai que Dubson adresse son scénario littéraire. L’un des exemplaires conservés dans le dossier (f° 247-266) présente un système d’annotation faisant apparaître les remaniements. Ceux-ci suivent point par point les exigences formulées. Des » masses prolétaires juives " ont donc été introduites, représentées par 4 artisans : 2 tailleurs, un horloger et un menuisier qui, par manque de travail et de revenus, sont contraints de partager un même atelier. " Ce sont des jeunes gens qui respirent la joie de vivre en dépit du chômage, et qui sont physiquement vigoureux. Le seul qui soit malingre est le second tailleur. Il est chétif et aigri. Il repasse près de la fenêtre.
— L’autre jour aux bains, le rebbe a dit que le kolkhoze de l’autre côté portait le nom de Lénine. — Le second tailleur : Lénine ? Pourquoi Lénine ? Il est Juif, peut-être, Lénine ? — Le premier tailleur : Pour les Juifs — il est juif, pour les Russes — russe, pour les Anglais, anglais, et pour tous, il est... il est..., je ne sais pas comment dire... — La voix du menuisier : Eh bien moi, je sais ! — L’horloger : Oh ! Monsieur le philosophe va parler ! — Le menuisier : Parfaitement ! Pour tous, il est (le menuisier s’interrompt, pensif, tandis que l’horloger échange un clin d’œil avec le premier tailleur)... il est le maître qui a expliqué comment le peuple devait s’y prendre pour que la vie devienne formidable !..."
Lors d’une entrevue entre Arié et Boris, à une question de ce dernier sur l’ouvrier goy Gaïdul, Arié fait part de son admiration : " Ce sont des hommes de fer. D’où tirent-ils cette force ? Ils peuvent tout endurer. La prison ? Pas de problème ! «. Boris tente de le convaincre d’aller les trouver. Mais Arié refuse de se rendre à l’usine par crainte des ouvriers, qui dans leur masse, » sont tous antisémites «. Boris le convainc du contraire et lui explique qu’en réalité » c’est son patron qui est antisémite «, puisqu’il pratique une politique qui va à l’encontre des intérêts des Juifs du shtetl. Dans une autre scène, Gaïdul explique à Boris l’échec du travail clandestin du parti parmi les masses juives : les ouvriers de l’usine étant goy, ils sont mal acceptés au shtetl. De plus, depuis que Boris a été licencié (pour activité séditieuse), le patron n’embauche plus de Juifs à l’usine. Boris lui conseille de s’appuyer sur Arié, autour duquel se réunissent les artisans pauvres, et assure Gaïdul de son soutien. Lui-même restera dans les parages tant qu’un contact n’aura pas été établi entre l’usine et le shtetl (f° 254-5). On voit par là que le révolutionnaire s’implique dans un mouvement politique local, et ne songe nullement à passer du côté soviétique. Et surtout que le parti clandestin anime en sous-main toute l’activité politique locale. Gaïdul finira par convaincre Arié de » mener l’agitation au shtetl, comme lui-même le fait à l’usine «. Arié devient donc bien un » combattant actif ". Dans le cas de ces deux entrevues ajoutées, l’essentiel repose sur le dialogue et non sur l’action, dialogue de surcroît très explicite, pour ne pas dire simpliste. Ce que confirme la suite :
Lorsqu’il est question de la vie en Union soviétique, de l’autre côté de la frontière, l’un des artisans déclare : " - Celui qui dit que c’est le paradis, franchement, c’est un menteur. Mais celui qui dit que les gens y sont malheureux est doublement menteur. Parce qu’ils sont heureux. Parce qu’ils travaillent. Parce qu’ils savent qu’aujourd’hui, ils ont du pain, mais que demain, ils auront du pain et du beurre. — Le menuisier : " Et du beurre... le Rebbe disait l’autre jour qu’en Russie, les bolcheviks avaient interdit de faire du commerce. Aucun Juif n’a plus le droit de faire du commerce ! Mon dieu, comme ils ont de la chance : ne plus avoir le droit de faire du commerce tout en ayant du travail ! Pourquoi à quatre verstes de Dudino, les Juifs sont des hommes, tandis que chez nous... "
Sur ces entrefaites arrive Arié en compagnie de Gaïdul et de son ami Vassia. Les quatre artisans juifs font connaissance des ouvriers. Il est question du manque de travail, et du patron local, le riche juif Novik. Tous s’accordent aussitôt à œuvrer ensemble afin de nuire autant que possible à ses intérêts. La sacro-sainte alliance de classe l’emporte ainsi immédiatement et les préventions entre Juifs et Slaves ne sont plus qu’un mauvais souvenir. La ligne de l’épidémie est entièrement supprimée, mais pas le motif du rituel du " couronnement noir «. Celui-ci est désormais proposé par le rabbin à l’instigation de Novik, afin de créer un climat de mysticisme mêlé de crainte et d’éloigner ainsi la population des problèmes politiques et économiques. La vieille Makhlia est requise pour cette mise en scène : c’est elle qui suggère aux autres Juifs de célébrer ce rituel comme » issue à tous les malheurs «. Les habitants du shtetl commencent par se moquer d’elle, sauf les vieux. Mais le rabbin reprend la proposition, et promet que tout le monde sera régalé à l’occasion de la cérémonie. C’est ainsi qu’il obtient le consentement général. Certains proposent même qu’on organise deux cérémonies par jour : une pour le déjeuner et une pour le dîner ! Là encore la modification œuvre dans le sens d’une simplification du propos, tout en soulignant que la majorité des Juifs n’est pas dupe. Au fond, il s’agit de suggérer que pas plus le rabbin que le reste de la population ne croit une minute à la religion. Le marié sera Tuvim, qui donne son accord en échange de la libération de son fils Boris et de sa fille Ania. Le chef de la police donne son accord à Novik et au rabbin qui suggèrent de les coffrer à nouveau aussitôt après. Les artisans s’entraînent dans l’atelier à se battre contre les policiers. Le plus chétif craint de ne pas faire le poids. Un autre lui répond que désormais » ils seront soutenus par plusieurs dizaines de camarades «. Celui-ci répond : » Je n’ai pas peur. Cela me fait rire que Novik nous organise une mise en scène sans savoir quelle mise en scène nous-mêmes lui préparons " (f° 263-264). Le jour de la cérémonie, les ouvriers passent chercher les artisans en chantant. Ils s’approchent ensemble du cimetière, et interrompent brutalement la cérémonie. Dans le chaos qui s’ensuit, Ania meurt sous les balles d’un policier. Boris, blessé, est recueilli par l’un des artisans. Il explique alors, devant Arié et Gaïdul, pourquoi il refuse de trouver refuge de l’autre côté de la frontière. Mais insiste pour que le vieux Tuvim — qui a pris fait et cause pour les révolutionnaires et abattu un policier — y soit mis à l’abri. C’est Arié qui se charge de l’y conduire. En chemin, il surprend le chant des Kolkhoziens soviétiques, dont les paroles optimistes (qui seront rédigées par le poète juif d’expression russe Mikhaïl Svetlov) doivent clore le film. Arié reprendra le chant dans la scène finale. Dans la lettre d’accompagnement adressée à Choumiatski (f° 245-246) en date du 3 mai 1934, Dubson dit avoir tenu compte dans sa réécriture des précieux conseils de Ermler, Kozintsev, Trauberg et Piotrovski. Il justifie son retard par sa volonté d’intégrer de manière harmonieuse les remaniements, qui généralement apparaissent comme des pièces grossièrement ravaudées. Il évoque en détail les raisons de l’interdiction du film et les attentes formulées par la Commission Cinéma [et en réalité par Kaganovitch], ainsi que par Choumiatski en personne : " la désertion de Birstein du front de la lutte des classes ; l’absence d’issue et la détresse sociale au plan local qui risquent de démobiliser le spectateur, tant soviétique qu’étranger ; le manque de ressources humaines locales sur lesquelles la révolution pourrait miser (le semi-prolétariat artisanal du shtetl) ; la présentation erronée de la synagogue qui se limitait à une vision purement anticléricale ; la nécessité de montrer la position des travailleurs à l’égard de l’idée même de " couronnement noir «, afin de la discréditer ; la présence souhaitable de camarades actifs non seulement parmi les ouvriers de l’usine, mais également parmi les Juifs du shtetl (des artisans) qui doivent être vigoureux et joyeux, afin de se rapprocher de la vérité et de communiquer au film une tonalité majeure ; le comportement du cam. Birstein dans la première variante n’était pas digne d’un bolchevik, il avait l’air impotent. Il faut montrer qu’il s’implique à établir un contact entre le shtetl et l’usine. » Dubson insiste sur l’humour des nouvelles scènes, qui transparaîtra à condition que les dialogues soient lus en y mettant l’intonation. Au total, un peu plus du tiers du film sera retourné, à quoi s’ajouteront certaines scènes écartées au premier montage. Le coût du film s’élevait à 350 000 roubles [ce qui est exactement la norme imposée alors aux studios pour un film parlant... et régulièrement dépassée]. Dubson évalue les coûts supplémentaires entraînés par les nouvelles prises de vues à environ 50 000 roubles, mais insiste sur les perspectives de recettes, car le film pourra être exploité non seulement en URSS, mais également à l’étranger. Il demande que les autorisations soient rapidement accordées, car Zuskin (Arié) s’apprête à partir en tournée en Amérique à l’automne. Tous les remaniements demanderont environ cinq à six semaines.
16 mai 1934 (f° 204). Document du GUKF signé par Choumiatski adressé à Shneiderman, directeur de la fabrique de Leningrad, donnant son aval au scénario littéraire et autorisant le retournage par Dubson. Il est demandé que le travail ne prenne pas plus de cinq à six semaines, afin de ne pas ralentir le travail sur une autre production intitulée les Criminels . Le document formule toutefois une exigence supplémentaire : " Supprimer les plans d’Arié vu de profil dans le final. Et donner au moins un refrain avec des paroles fortes et mobilisatrices, en transférant à ce moment le rôle principal aux jeunes ouvriers «. Ici, la documentation fait défaut. Pour une raison inconnue, la remise en chantier du film est à nouveau suspendue. Peut-être est-ce entre mai et octobre qu’il faut placer les conclusions du directeur du Trust (un certain Ia. Metallov qui a remplacé Sutyrin), document non daté (f° 125) adressé à Konstantin Ioukov, responsable de la Direction de la production de films de fiction au GUKF et adjoint de Choumiatski. Tout en adressant un satisfecit à propos des remaniements (affaiblissement de la présentation de la vie religieuse du shtetl ; suppression des scènes susceptibles de susciter des réactions indésirables ; étoffement des forces potentiellement révolutionnaires, etc., en somme, toutes modifications qui ont bénéficié à la logique dramaturgique et à l’éclairage des rapports de classe), l’auteur du document reste dubitatif quant aux nouvelles scènes : » Les personnages d’Arié et des autres habitants du shtetl, leur aspect physique comme leurs intonations présentent encore des éléments typiques de la vision traditionnelle du Juif à la Sholem Aleikhem . Il est souhaitable que les nouveaux personnages qui représentent la jeunesse du shtetl susceptible de passer à des positions révolutionnaires, renversent ce traditionalisme, donnent l’impression de lutter pour la reconstruction de leur vie, au lieu d’être de simples spectateurs des maux ambiants, passifs et éplorés «. Le document suivant date du 28 octobre 1934 et fait état d’un nouvel accord de Choumiatski, donnant ordre au studio de Leningrad de relancer la production (f° 202). Le budget cette fois est porté à 65 000 roubles. L’objectif est formulé ainsi : » Le sens des remaniements vise à supprimer les motifs nationalistes, sombres et fanatiques, à donner à l’œuvre plus de vitalité, et des notes d’humour «. Cette fois, la Direction du cinéma formule des demandes extrêmement précises : La scène de la synagogue, avec l’arrivée de la vieille bossue et du lépreux doit être supprimée. La scène du couronnement noir au cimetière doit être raccourcie de moitié. La scène finale doit être retournée : Arié doit se rappeler du motif du chant kolkhozien entendu, que Gaïdul et Vassia reprennent aussitôt. Ils entonnent les paroles en russe. Le texte doit être plein d’allégresse et d’optimisme. Plusieurs télégrammes du Studio de Leningrad suivent dans le dossier (f° 202-205) montrant que l’autorisation officielle n’a pas été reçue, ce qui retarde le travail et entraîne une augmentation des coûts. De plus, Dubson travaille avec Ilya Trauberg à un autre film, ce qui nécessite l’accord de ce dernier, qui doit lui aussi être avalisé par le secteur de la planification...
26 novembre 1934 (f°199-200) : Lettre de Dubson à Choumiatski, portant la mention » personnel «.
Dubson y relate son voyage à Moscou, lié à l’écriture d’un nouveau scénario consacré à l’aéronautique. Il en a profité pour s’entendre avec l’acteur principal, Zuskin, pour les dates de tournages. Or il apprend de la bouche de Mikhoëls, partenaire de Zuskin et directeur du Théâtre juif, que le 15 ou le 16 novembre, Sergueï Dinamov, apprenant la remise en chantier de Frontière, aurait pris ombrage de ne pas avoir été tenu au courant et s’apprêterait à » prendre des mesures pour faire interrompre le retournage «. Dubson se dit très inquiet : Je repars aujourd’hui pour Leningrad le cœur lourd. Je vous demande instamment, Boris Zakharovitch, de m’écrire ne serait-ce que deux mots pour m’éclairer sur cette question dont vous comprenez l’importance qu’elle revêt pour moi. Je suis entièrement plongé dans l’écriture du nouveau scénario, qui promet d’être formidable. Les esquisses du cam. Garri sont si fortes et si extraordinaires, qu’Ermler, Piotrovski et beaucoup d’autres sont enthousiastes.
L’EXAMEN DE LA SECONDE VERSION
29 janvier 1935 : la nouvelle version, intitulée le Vieux Dudino, est projetée à Leningrad, en présence de Choumiatski, Dubson, Katsnelson (le nouveau directeur du studio) et Piotrovski, son directeur artistique. Le document consigne les principales améliorations qui rendent le film acceptable (f° 198) : » La ligne de l’épidémie qui communiquait à l’ancienne version un caractère décadent a été entièrement supprimée, les scènes à la synagogue et au cimetière ont été réduites au strict minimum. Le thème du refuge en Union soviétique qui donnait dans l’ancienne version une impression désagréable de désertion du révolutionnaire a également été supprimé. À la place ont été introduits de nouveaux personnages d’artisans qui évoluent vers la révolution. Dans sa nouvelle rédaction, le film reflète de manière plus complète et plus réaliste les forces en présence dans les shtetls juifs de l’étranger. Les modifications ont été habilement introduites, de façon à ne pas entamer l’unité de la trame. Entériner le film dans sa nouvelle rédaction et l’adresser au GUKF pour agrément. " Le directeur Katsnelson. Le directeur adjoint Piotrovski
Le film ne va pourtant sortir sur les écrans qu’en septembre 1935. Il est entre temps projeté devant plusieurs auditoires. Notamment au Kremlin : c’est en effet là que se joue désormais le sort des films.
8 avril 1935 : Extrait des notes de Choumiatski d’une conversation avec le Camarade Koba (Staline) et Kaganovitch après une projection au Kremlin : «- Koba : Et qu’y aurait-il d’autre à voir ? — Choumiatski : Il y a encore le Vieux Dudino, cam. Koba. Vous en avez vu deux bobines il y a quelque temps, vous vous souvenez, avec la musique de Pulver qui vous a bien plu. Ce film a été refait à partir du film Frontière que connaît bien Lazare Moïsseevitch (Kaganovitch) et que nous avons remanié selon ses instructions. — Kaganovitch : Vous l’avez fortement remanié, parce qu’au départ, Frontière était un film très sombre. — Choumiatski : Oui, en profondeur. Nous avons éliminé un certain nombre de scènes, et en avons introduit d’autres. Au fond, l’intrigue a complètement changé. — Koba : Mais nous n’aurons pas le temps de le voir aujourd’hui. La prochaine fois ».
À cette date, Staline n’en a vu que deux bobines, mais semble plutôt favorablement disposé. Ceci explique sans doute pourquoi le film commence à circuler. Il est notamment montré à Gorki, lors d’une rencontre entre écrivains et cinéastes qui se tient à Moscou deux jours plus tard. Le discours qu’il prononce est reproduit dans la Pravda du 14 avril (n° 103, p. 2). Alors qu’il y blâme les Paysans (Ermler, 1935), la Jeunesse de Maxime (Kozintsev et Trauberg, 1934), ou Garmon’ (Savtchenko, 1934), il est enthousiaste pour le film de Dubson : " Le cinéma a indubitablement obtenu ces dernières années de beaux succès. Nous avons Tchapaev. Et j’ai récemment vu un film étonnant : Frontière, qui est à mon avis au moins aussi beau, aussi puissant, et aussi dense que Tchapaev «. Or Choumiatski polémique lors de cette conférence avec Gorki, qui juge alors nécessaire d’ajouter ce passage à la suite de son discours, pour la publication du texte dans la Pravda : » Addenda après correction du sténogramme : Les critiques émises par le cam. Choumiatski à propos du film Frontière sont superficielles et banales. Le Juif koulak — est véritablement un bourgeois typique, bien vivant, et pas du tout parce qu’il est juif, mais parce qu’il s’agit d’un type international, ce personnage historique de salaud que l’essor de la bourgeoisie a créé, éduqué et privé d’âme, et qui a survécu jusqu’à ce qu’elle en soit à ses dernières convulsions. Les juifs bolcheviks du shtetl sont rendus de manière vivante, gaie, les scènes à la synagogue, particulièrement la seconde, sont formidables. Et la scène où les jeunes se battent contre les gendarmes aux sons de l’accordéon et en chantant " Ah, que la vie est belle ! que la vie est épatante ! " est tout simplement parfaite. Le discours du cam. Choumiatski qui a fait preuve d’un " fameux talent d’orateur " était délectable, tout comme ceux de sa garde de réalisateurs, eux aussi d’excellents rhéteurs. Il est agréable de se dire que ces gens ne savent pas seulement causer, mais aussi agir. Toutefois cette intervention du cam. Choumiatski et de ses " affidés " m’a inspiré cette question navrante : " Pourquoi au juste ces gens sont-ils venus ? Pour trouver et établir une ligne de collaboration amicale avec les gens de lettres ? Ou uniquement pour défendre mordicus des positions, des traditions, des droits établis ? "
C’est le 17 avril 1935 que le journal Kino, organe officiel du GUKF, publie le discours de Choumiatski (peut-être remanié pour répondre à l’article de Gorki). Il y est question tout d’abord des grands principes qui doivent présider aux choix des thématiques et de leur traitement cinématographique. Le caractère de masse du spectacle cinématographique entraîne un impératif concernant les sujets : ceux-ci doivent refléter la vie de la majorité des spectateurs (i.e. pas celle d’une part infime de l’auditoire potentiel). Parmi les films récents répondant à ces exigences, Choumiatski cite Tchapaev, la Jeunesse de Maxime et les Paysans (Ermler, 1935). Tout en reconnaissant la justesse des remarques émises par Gorki à propos de ces films (manque de réalisme, caractère outré de certaines séquences), il insiste sur le caractère véniel de ces erreurs factuelles, en regard de leur dimension épique et de leur style réaliste. En revanche, poursuit-il, il n’en va pas de même pour Frontière : " L’œuvre contient encore un résidu de passages scabreux, que nous avons essayé dans la mesure du possible d’éliminer, dans la seconde version que A. M. Gorki a appréciée. Cette œuvre contient énormément de ce nationalisme dit " zoologique " : les couleurs de la judéité y sont exagérées, particulièrement dans la présentation des couches pauvres. Le désespoir y est dominant, ce qui au lieu de mobiliser, affaiblit la vigilance. " Tout en reconnaissant que le danger n’est pas grand pour le spectateur soviétique, il reproche au film son style " expressionniste «, la lenteur du développement narratif, la faiblesse des personnages de Bolcheviks. Le film est accusé d’aborder » la question juive de manière libérale et non strictement bolchévique " et par là de " faire écho aux sermons des nationalistes, sionistes, etc."
18 avril 1935 : Extrait des Notes de Choumiatski après la projection au Kremlin en présence de Kaganovitch.
Après avoir vu le Berger et le tsar (...) Lazare Moïsséevitch a déclaré : Gorki est très élogieux sur le film Frontière que nous avions à l’époque interdit. Vous avez dû fortement le remanier. B.Ch. : Oui, nous l’avons depuis refait en profondeur. Au point d’y introduire de nouveaux personnages. Et de retirer toute une série de scènes (l’arrivée du cercueil au cimetière, la scène à la synagogue avec la bossue, etc.). Bien sûr, A. M. (Alexeï Maximovitch [Maxime Gorki]) lui adresse des éloges exagérés. C’est même nuisible, car au fond, ce n’est pas une œuvre si importante qu’il faille la mettre au pinacle. C’est nocif. Nous avons d’ailleurs eu une vive controverse à ce propos avec A. M. L.M. : Eh bien regardons ce film.
Après la projection, Lazare Moïsseevitch a déclaré que le film était à présent tout à fait acceptable, tonique. Toute la ligne nouvellement introduite des artisans montre de manière extrêmement intéressante les potentialités de la lutte révolutionnaire dans un shtetl juif. Il recommande toutefois d’introduire un intertitre avant la scène du couronnement noir au cimetière, pour expliquer plus clairement encore cette manœuvre des richards juifs, enfin il suggère de modifier la mélodie du finale de l’Internationale qu’Arié estropie, tandis que Gaïdul et Vassia le corrigent. Il m’a demandé personnellement de transmettre à Dubson qu’il avait bien reçu sa lettre et qu’il voyait à présent que le film faisait sens. À la fin de la conversation, il ressort que Gorki est tombé gravement malade et est parti dans le Sud (en Crimée). Et qu’en conséquence, malgré la justesse des positions des cinéastes, il est préférable de ne pas engager de polémique avec lui, d’autant plus que ce différend lors de la réunion et la publication dans le journal Kino des discours des cinéastes ont constitué une réponse claire et sans appel aux allégations fallacieuses d’Alexeï Maximovitch. (...) "
LA RECEPTION CRITIQUE ET LA SORTIE DU FILM
Le satisfecit du Kremlin entraîne immédiatement la préparation de la sortie du film : en premier lieu, Dubson est autorisé à parler de son travail et rédige un article qui paraît dans le quotidien culturel de Leningrad Smena . Le chapeau annonce la sortie et cite l’opinion de Gorki faisant de Frontière un film " aussi puissant et aussi dense que Tchapaev «. Dubson y remercie le collectif du studio, dont la confiance et le soutien ont été décisifs, salue son équipe, composée principalement de jeunes très motivés. Il s’arrête également sur sa » méthode de création «, pour expliquer qu’il a longuement fréquenté les prototypes de ses personnages, noté des bribes de récits, mené des entretiens, sans pour autant préciser où ni quand ces rencontres ont eu lieu. On y voit surtout que l’impulsion principale dans son travail vient clairement de la parole, du mot : c’est à travers cette parole, à partir des dialogues notés ou imaginaires, explique-t-il, que se construisent les personnages. L’écriture du scénario n’est plus ensuite qu’une question de jours, affirme-t-il. Dans la foulée suit le concert de louanges, désormais autorisées, de la critique. Le premier organe à réagir est, logiquement, la Pravda qui donne la parole à un de ses principaux éditorialistes (il sera adjoint du rédacteur en chef avant de prendre la direction des Izvestia en 1941), Lev Rovinski. Lui-même est originaire d’Uman en Ukraine, haut-lieu du hassidisme. Né en 1900, il connaît de près la réalité dont s’inspire Dubson et fait part de son enthousiasme : » Les personnages, types, masques des hommes du shtetl sont remarquablement montrés. Le vieux cordonnier Tuvim, le tailleur, l’horloger, la vieille fiancée, le commis Arié semblent vivre devant nous «. Reconnaissant que le personnage du révolutionnaire manque de vivacité, et que les scènes à la synagogue sont un peu longuettes, il prédit le succès du film en Ukraine et en Biélorussie, auprès des publics, » pour lesquels il sera proche et compréhensible, près des frontières où battent les cœurs des personnages de ce nouveau film «. Surtout, Rovinski n’hésite pas à revenir sur la polémique Choumiatski — Gorki : » Le film a déjà suscité des débats parmi les professionnels du cinéma. Il serait soi-disant susceptible d’affaiblir la vigilance du spectateur, ou ferait écho dans une certaine mesure aux sermons des nationalistes, etc. Ces frayeurs, comme l’a déjà très justement indiqué A. M. Gorki, ne sont pas fondées. Toutes les scènes du film sont dirigées contre le nationalisme, contre l’union des couches juives pauvres avec la bourgeoisie juive " . Une projection est ensuite organisée au Dom kino de Moscou (la Maison du cinéma) devant les professionnels, suivie d’un débat dont la presse spécialisée rend compte. Le scénariste David Marian est à peu près le seul à dénoncer le mysticisme de certaines scènes, mais est contré par Pyriev qui à l’inverse loue le réalisme laconique et l’humour de Dubson. Le réalisateur Alexandre Matcheret, tout comme Elena Sokolovskaïa, récemment nommée adjointe à la direction de Mosfilm ou le critique Khrisanf Khersonski reconnaissent le talent exceptionnel de Dubson. Les très nombreux orateurs qui se succèdent à la tribune " jusque tard dans la nuit " soulignent l’importance de cette brillante réussite pour le pays : incontestablement, Dubson est non seulement adoubé, mais cette première œuvre en fait même " un des meilleurs réalisateurs soviétiques " . Dans le même journal professionnel, deux avis s’opposent sur une même page : celui d’Alexandre Matcheret et celui de David Marian. Le premier parle de " la Naissance d’un maître " (c’est le titre de son article), l’autre à l’inverse s’interroge carrément sur le choix du sujet " d’une actualité douteuse " pour " notre spectateur «, les Juifs soviétiques étant désormais occupés au Birobidjan à » abattre des pins centenaires, à éclaircir l’impénétrable taïga, et à transformer la terre ingrate et âpre en un jardin fleuri «. Surtout, selon Marian, tout en connaissant bien la réalité — l’arrière-fond biographique est indubitable, affirme-t-il —, l’auteur n’a pas su en tirer les éléments d’une tragédie originale, au point que l’intrigue pourrait parfaitement être transposable sur une autre communauté. Dubson est accusé de faire entrer son » matériel " dans un moule stéréotypé, sans avoir su tirer parti des moments forts : la tentative de fuite du révolutionnaire, la trahison involontaire de sa sœur, enfin la scène du cimetière (l’article s’intitule " À la recherche de la tragédie «). Pointant les faiblesses du scénario, il reproche à nouveau fortement l’engouement du réalisateur pour la représentation de l’extase mystique (les gros plans de visages de Juifs priant à la synagogue). Marian s’extasie il est vrai sur le jeu des acteurs, particulièrement celui de Poslavski, dans le rôle du richard Novik, qualifié de » proprement virtuose «, mais souligne la fadeur des personnages positifs. Toutefois, il affirme clairement que le réalisateur ne peut être soupçonné de » nationalisme «. En cela, il rejoint le point de vue de Matcheret, sans pour autant en partager l’enthousiasme.
Il est intéressant de noter que plusieurs critiques évoquent la polémique entre Gorki et Choumiatski, de manière plus ou moins voilée, mais sans se priver de prendre position : » Le film a déjà suscité des débats fiévreux. Certains polémistes y ont même trouvé des appels à l’union entre les capitalistes et les ouvriers. De pures balivernes ! " D’autres vont plus loin : en soulignant la faiblesse des personnages du révolutionnaire professionnel et des ouvriers, le didactisme des répliques des artisans, certains auteurs pointent, certes de manière indirecte, les remaniements exécutés à la demande de la censure : " Toutes les déclarations du commis à propos de ces " hommes de fer ! «, le style ampoulé de la description de ses impressions du kolkhoze, sont une attaque frontale contre le spectateur et relèvent du cours d’éducation politique dont le flot s’épanche des lèvres du révolutionnaire juif, enseignant avec qui il convient de » se lier" et sur qui " s’appuyer " — tous ces inserts didactiques desservent le film " . Matcheret parle même pour certains passages de " loubok [image d’Épinal] politique naïf «, de » didactisme et de ratiocinations pénibles qui remplacent souvent l’action vivante et le comportement expressif des personnages «. Romain Rolland, hôte de Gorki entre le 23 juin et le 21 juillet, a l’occasion de voir le film dans la résidence estivale de l’écrivain. Il note dans son journal à la date du 2 juillet : La Frontière, un film juif, à la frontière polono-soviétique, original et expressif . Il a également l’occasion de rencontrer Dubson, dans un groupe d’une vingtaine de cinéastes, le 16 juillet 1935 . La sortie du film est néanmoins remise à l’automne, pour des raisons que la documentation ne permet pas encore d’expliquer. Quoi qu’il en soit, lorsqu’enfin la décision est prise de le distribuer, des difficultés techniques se font jour. Le secteur de la distribution de RSFSR (alors Rossnabfilm) ne voit pas le moyen de distribuer un film parlant dont le son est aussi déplorable, et dépose une plainte officielle. Une commission est alors réunie au studio de Leningrad, qui adresse ses conclusions à la Direction centrale.
29 septembre 1935 (f° 118) » Les multiples détériorations et marques proviennent des incessants remontages. Lors de l’élaboration de l’interpositif, le fond sonore a naturellement encore augmenté en raison du grain de la pellicule. L’assistant du réalisateur, Gakkel, affirme que lors de la présentation, les dialogues étaient totalement inaudibles. Pourtant, au laboratoire, la même copie visionnée aurait été jugée correcte «.
Dubson adresse alors un télégramme à Choumiatski en demandant que les copies distribuées dans les capitales des républiques soient tirées directement d’après le négatif (f° 119). Finalement, le 16 octobre 1935, Oussiévitch, adjoint de Choumiatski, et Bronstein, l’ingénieur en chef, donnent l’ordre de procéder à un repiquage, autrement dit de refabriquer un négatif son à partir du son d’origine, attribuant ainsi toute la responsabilité à la qualité déplorable du travail du laboratoire (f° 117).... Le film, hélas, n’est déjà plus sur les écrans à cette date. Au moment de la sortie officielle, un long article de 8 pages, illustré de plusieurs photos est consacré au film dans le mensuel Iskusstvo kino : » Le film échappe à la tentation ethnographique qui s’avère si séduisante dès qu’on aborde le thème du shtetl. Les décorateurs E. Khiguer et I. Makhlis ont mis en avant le côté typique du «ghetto» juif uniquement dans la scène du cimetière. La synagogue et les intérieurs des Juifs miséreux sont reconstitués sans être le moins du monde embellis. Ce sont la pauvreté et la misère qui sont placées en premier plan, la dimension juive n’est là que pour les mettre en relief. La musique de L. Pulver est, elle aussi, loin d’avoir des finalités ethnographiques. Elle exprime l’émotion, souligne les impressions du spectateur et donne une interprétation ironique de la vie plutôt que sa représentation. Le film est tout sauf descriptif. Il est extrêmement émouvant. M. Dubson ne veut pas faire de la photographie, il s’arrête au milieu de ses phrases dès que la narration a tendance à se faire chronique " .
Le critique et scénariste Evgueni Kriger consacre également à Frontière une analyse subtile dans les Izvestia en soulignant notamment le traitement symbolique du temps : la vie du shtetl est comme suspendue, à l’arrêt, ce que Dubson rend dans le film notamment par la séquence où l’horloger, contraint au chômage, ne cesse de démonter et remonter une montre par ailleurs en parfait état. Lorsque l’ouvrier de l’usine lui tend un jour sa montre à réparer, c’est le signe que la période d’inactivité prend fin, que les préventions entre communautés peuvent être dépassées, mais ce geste marque également le début du mouvement de protestation : le temps peut se remettre en marche . La difficile gestation du film est même évoquée, de manière très pudique, par l’écrivain et scénariste Nikolaï Otten : " Pour comprendre toute l’importance et le sérieux du travail mené par notre cinéma, actuellement en plein essor, il n’est pas inutile de savoir que le film Frontière avait été achevé dans une première version dès 1933. Mais l’auteur, abattu par la réalité sombre de ses héros, avait exagérément assombri sa palette. Durant un an et demi, l’auteur et la Direction du cinéma ont procédé à l’amélioration de ce film déjà achevé, pour obtenir l’aboutissement du destin de ses personnages, en montrant avec justesse leur itinéraire, en offrant une issue à leur situation, et ont créé ce remarquable film actuellement sur les écrans moscovites. Frontière ouvre de fait la saison d’hiver des salles moscovites, et marquera indiscutablement cette ouverture " .
Plus clair, Nikolaï Oroujeïnikov, revient sur les dialogues introduits par Dubson en application des exigences du Kremlin : " Tous les passages idéologiques sont introduits à la va-vite, et surtout sont exagérément rationalistes. Le travail des Bolcheviks aurait dû se révéler par leur action, à travers des événements. Les paroles [du révolutionnaire] ne sont pas senties, mal adaptées, on les croirait tirées d’un autre film " . Le film, distribué sous le titre Frontière, reste dix jours à l’affiche à Moscou (ce qui correspond au chiffre moyen pour la période) du 26 septembre au 6 octobre 1935, dans les cinq principales salles de la capitale durant les cinq premier jours, et fait l’objet d’une importante couverture publicitaire : on compte pas moins de six différents photomontages dans les pages du quotidien Vechernjaja Moskva, dont l’un, reproduit sur près d’un quart de page, place la tête de Novik (Poslavski) au centre d’une toile d’araignée dans les rets de laquelle se prennent les autres personnages du film.
Enfin, dans son opus magnum publié à la fin de l’année, la Cinématographie des millions, Choumiatski conclut le dossier en saluant le film auquel il ne consacre pas moins de... dix-huit pages dont seules les trois dernières contiennent des reproches . Si le changement d’attitude du patron du cinéma soviétique n’a rien de très étonnant en soi, on retiendra néanmoins que les scènes qu’il juge particulièrement réussies sont désormais justement celles qui avaient précédemment suscité le plus d’opposition de sa part : la première scène à la synagogue, celle où Arié se bouche les oreilles en entendant la sirène de l’usine, enfin la scène érotique entre Novik et Feigele ! L’analyse produit néanmoins une impression confuse et le jugement paraît paradoxal : Dubson est d’abord salué comme un maître du réalisme, qui dans le traitement d’un thème étranger s’en sortirait mieux que nombre de cinéastes éprouvés (Choumiatski cite Protazanov avec les Marionnettes, Poudovkine avec le Déserteur, Andrievski avec la Fin d’une invention sensationnelle, et même Piscator avec la Révolte des pêcheurs ). Mais dans la suite du texte il lui est reproché le style expressionniste de certaines séquences, et même " l’influence expressionniste " qui aurait affecté la composition générale de la première version. Car les remaniements sont clairement et précisément évoqués. Choumiatski souligne que la fuite en URSS n’a rien de typique pour un révolutionnaire étranger, même traqué par la police de son pays à quelques kilomètres de la frontière : un vrai révolutionnaire se bat envers et contre tous, passe dans la clandestinité, mais ne s’exile pas . Reprenant de manière synthétique et sans grossir le trait les reproches formulés antérieurement, il se réjouit du cas exceptionnel que constitue le cas de Frontière : les remaniements ont pour une fois considérablement profité à l’œuvre, donnant tort à ceux qui doutaient que Dubson soit en mesure de " poursuivre sa carrière dans notre cinéma «. Toutefois, conclut l’auteur, de là à placer Frontière au niveau de Tchapaev, „comme certains camarades ont pu l’affirmer“, il y a un pas : le schématisme de certains personnages, taillés tout d’une pièce, le caractère peu plausible de certains épisodes, un certain manque d’unité font du film une œuvre d’une portée incomparablement moindre. Surtout, dans des buts d’éducation, il est essentiel de faire comprendre au réalisateur qu’il „doit encore beaucoup travailler pour s’affranchir de l’influence nocive du cinéma européen. Dubson a d’indubitables capacités créatrices. Il ne lui manque que la connaissance du matériau soviétique, la capacité à travailler sur ce matériau, et un grand amour pour celui-ci“. Voilà qui augurait mal de la carrière ultérieure de Dubson... tout en rivant son clou à Maxime Gorki.
QUELQUES ELEMENTS D’ANALYSE
Pour commencer, on soulignera l’étonnement ostensible de la plupart des critiques devant le choix du » matériau " : la vie des Juifs polonais. La question n’est en effet pas anodine. Car il ne s’agit pas dans Frontière, comme dans les productions antifascistes de la fin de la décennie, de Juifs allemands parfaitement assimilés, musiciens, médecins ou professeurs (Professeur Mamlock ou la Famille Oppenheim), mais d’une vie juive traditionnelle, sensée ne plus exister en URSS. Prudemment placée de l’autre côté de la frontière, le film laisse dans le hors-champ le kolkhoze juif voisin en territoire soviétique, évoqué par les personnages tantôt comme idéal, tantôt comme refuge possible. L’affrontement classe contre classe, la collusion entre le patron, le rabbin et le capitaine de police polonais renvoient aux schémas classiques des films des années 1920 illustrant la situation prévalant en 1917, faite de chômage, de misère, d’exploitation, d’oppression politique et de retard culturel. Mais à la différence de ces films, Dubson choisit d’affronter clairement la vie juive traditionnelle : la synagogue et ses rites, des hommes en train de prier, des traditions, des comportements, des manières de parler, une gestuelle, et face aux sympathisants du modèle soviétique, il montre des sionistes qui ne sont pas uniquement des antihéros (la sœur de Boris qui est la fiancée d’Arié).
Certes, les rites sont montrés avec beaucoup de distance et un regard satirique : tout en continuant de réciter la prière, le chantre a le regard attiré à l’extérieur de la synagogue. Le contre-champ découvre une femme sur un escalier de bois menant à une maison, qui soulève son jupon et lui adresse des signes d’impatience fort peu équivoques ! On revient au chantre vu de face, gros plan sur la tête couverte du châle de prière, le regard à la fois émoustillé et soucieux de ne pas être surpris par les autres hommes. À l’étage supérieur de la synagogue, les femmes alternent prières et ragots, larmes de commande et sourires hypocrites. Cette scène clairement satirique enchaîne sur une séquence où on découvre Arié penché sur le livre de comptes de son patron. Lui aussi psalmodie ou chantonne comme à la synagogue... mais au lieu des paroles de la prière, ce sont des chiffres qu’il égrène ! Certes, le sens est clair : d’une part, le personnage ne croit plus à rien, de l’autre, en fait de prières, ce sont les réalités bassement matérielles qui priment. Et on ne peut que sourire de cette transition musicale entre la synagogue et les activités financières qu’accompagnent des opérations plus ou moins douteuses (Novik exige de son comptable qu’il maquille les pots de vins versés à la police locale en échange de permis de construire, en dons à l’organisation sioniste ou en actions de bienfaisance). Néanmoins, Arié est clairement montré par cette première séquence dans son lien à la tradition. Les autres personnages positifs du film (sa fiancée, le père de celle-ci, son propre père) sont présentés de la même façon : la première réaction du père lorsqu’il s’agit de trouver de l’argent pour mettre son fils en sécurité de l’autre côté de la frontière, est d’aller à la synagogue parler avec le rabbin ; sa fille, elle, se tourne vers Novik qui, comme elle, est sioniste, etc. La vie juive n’est pas éludée, mais appréhendée très directement, et sans fausse pudeur : on y prie, on y chante, on s’y plaint au rabbin, on a des préventions vis-à-vis des goys, on connaît mal et on redoute le monde industriel (le plan où Arié effrayé par les sirènes de l’usine, se bouche les oreilles a été conservé par Dubson en dépit des demandes de coupe), on n’a pas appris à fondre du métal ni à se battre avec ses poings, mais à jouer du violon (même si cela ne rapporte rien), ou à réparer des montres, à ressemeler des souliers, à coudre, et éventuellement à faire de la contrebande (pardon, du commerce !). Dubson, nonobstant les recommandations, conserve à tous un accent yiddish en russe, les dialogues en portent les tournures syntaxiques caractéristiques. Ce travail sur la langue ne concerne pas seulement les personnages montrés avec un regard satirique, comme Novik ou le rabbin. Et une part de l’humour du film provient de ses dialogues très savoureux : à cet égard, Dubson se révèle un styliste de la veine d’Isaak Babel. Or c’est bien toute cette strate juive qui avait, au fil des années, été gommée des écrans : dans Protiv voli otcov (Contre la volonté des pères, Evguenij Ivanov-Barkov, 1926-27), la célébration de la Pâque juive, située dans l’action à la veille de 1905, avait été une des raisons de l’interdiction du film. On voyait bien l’intérieur d’une synagogue dans Pjat’ nevest (Cinq fiancées, A. Soloviev, 1930), mais pas d’hommes en train de prier. D’ailleurs le film, dont l’action était située vers 1918-19, n’avait pratiquement pas été diffusé en Russie. Les très brefs plans de rabbins en prière dans Ego prevoshoditel’stvo (Son Excellence, G. Rochal’, 1927-28) étaient très ouvertement caricaturaux. Aucun des films suivants n’avait abordé la question de la pratique religieuse de manière aussi décomplexée : Dubson situe trois séquences, dont une très longue, à la synagogue (vraisemblablement davantage dans la première version), et si la tonalité en est clairement satirique, il n’en reste pas moins qu’elle est présentée comme le lieu central de rassemblement de la population du shtetl. L’ouvrier Gaïdul recommande même directement aux artisans de trouver le moyen de nuire à Novik " jusque dans la synagogue «. Et en effet, l’un d’eux, le chétif tailleur, est montré revêtu de son châle de prière, interpellant le rabbin en pleine célébration pour lui demander pourquoi les Juifs ne vivent-ils pas ici comme ceux du proche kolkhoze soviétique. Rabroué, il reprend la prière avec les autres hommes et se frappe la poitrine en rythme, mais ce geste déclenche une quinte de toux : signe qu’il est probablement atteint d’une maladie des poumons. À un autre moment, on voit le rabbin bénir Tuvim en hébreu, ou encore lire le Talmud à haute voix en présence de Novik. Certes, là encore, le personnage affublé de ses deux paires de lunettes, paraît assez ridicule et est admonesté par Novik qui lui dit clairement que ces paroles ne sont plus d’aucun effet quand il faut calmer les esprits, proches de la révolte. Il n’empêche que la pratique religieuse est montrée comme un des éléments fondamentaux du quotidien. La célébration de la noce (le fameux rituel du » couronnement noir «) la nuit, au cimetière, qui constitue la scène culminante du film, avec la confrontation entre les jeunes Juifs alliés aux ouvriers goys, et la police polonaise, est d’abord assez longuement filmée : en plans rapprochés et en gros plans, on détaille le dais nuptial vers lequel s’avance la vieille bossue fiancée, les femmes priant, des cierges à la main, les musiciens de l’orchestre klezmer. La cérémonie entière, éclairée par des feux de bois, est ensuite montrée depuis l’extérieur du cimetière, mais au centre de l’image se trouve la croix de David ornant la grille de l’entrée qui se découpe sur le fond de la scène. Ce plan est motivé par le regard des ouvriers qui guettent le moment opportun pour intervenir. Pris à partie par les policiers polonais qui les prient de passer leur chemin, ils se justifient par leur curiosité, et Vassia compare cette cérémonie à celle de la Saint-Jean : tous les personnages sont donc présentés à travers leurs référents culturels traditionnels. La bande son du film révèle de ce point de vue un travail très élaboré sur la matière sonore et l’utilisation de motifs traditionnels. Les transitions d’une séquence à une autre sont souvent assurées par des reprises thématiques ou par des variations sur un même thème, comme dans la scène où la prière psalmodiée devient peu à peu chant ; ailleurs, le montage est à l’inverse souligné par la transition forte entre thème musical juif et thème folklorique ukrainien. Dans la scène finale, le thème clairement juif, entendu au kolkhoze et repris par Arié est ensuite adapté à l’accordéon, adoptant alors une coloration nouvelle. La partition de Pulver a sans doute été élaborée en étroite collaboration avec le réalisateur : la fameuse » conversation au piano " évoquée dans le premier découpage a donné ses fruits. Dubson développe une seconde strate du contexte culturel, à travers le rapport entre les personnages et les objets, en détaillant par exemple les gestes du cordonnier, la bouche garnie de clous, tapotant le cuir avec un petit marteau, ou ceux des artisans maniant qui le fer à repasser, qui le rabot. Plus généralement l’épaisseur du quotidien se traduit par des gros plans d’objets et de corps dont le cinéma soviétique n’est plus si coutumier en ce début des années trente. Enfin, Dubson accorde une importance très singulière à la caractérisation physiologique de ses personnages. C’est particulièrement le cas des séquences consacrées au riche Novik qui, certes, est malfaisant, rusé, exploiteur, méprisant, mais est avant tout montré comme un personnage truculent, plus souvent comique que véritablement dangereux, en dépit de sa mine perpétuellement courroucée. La scène où la vieille bossue essaie une robe de mariage en satin clair s’ouvre sur un long gros plan de la main de Novik plongeant avec délice dans le tissu, qu’il froisse tout en poussant des borborygmes qui transcrivent son plaisir extrême devant la douceur, les chatoiements, le luxe. Une autre séquence s’ouvre sur un gros plan de cuvette en faïence remplie d’eau. On entend un gémissement. On comprend que la scène se déroule dans une chambre à coucher. Puis on découvre un homme étendu sur un lit, avec un cadrage très serré sur ses mains plongées dans le pantalon, la braguette à demi-ouverte ! Son ventre se soulève, tandis qu’on continue de l’entendre geindre. La caméra remonte alors jusqu’au visage à demi masqué par une serviette posée sur les yeux, la barbe pointant vers le haut : l’homme est en réalité souffrant. Le plan suivant découvre le rabbin, avec son bonnet orné de fourrure, assis respectueusement au pied du lit de Novik. Dans la conversation qui s’engage, celui-ci tance le rabbin pour avoir perdu toute autorité sur la population : " Pour trouver dans le Talmud de quelle main il faut se moucher le jour du sabbat, ça, vous êtes fort, mais pour reprendre en main le shtetl... «. Le personnage irrité a des intonations impérieuses et méprisantes. Il se relève d’un bond, semble vouloir s’en prendre physiquement au rabbin, mais se met aussitôt à sautiller gauchement sur un pied, en tentant d’enfiler une pantoufle... et plonge par inadvertance la main dans la cuvette en voulant prendre appui sur le meuble ! À deux reprises, Dubson dirige ainsi le spectateur sur des fausses pistes, ou bifurque de manière inattendue : la scène intime, puis l’accès de colère se dénouent par la gesticulation cocasse, frôlant le burlesque. Une autre scène que l’on pourrait qualifier de légère, voire de leste au regard de la pruderie généralement en vigueur dans le cinéma soviétique, révèle la même construction. Novik se balance sur son fauteuil à bascule et se plaint à sa femme d’avoir très mal dormi : dans ses cauchemars, il imaginait le shtetl rebaptisé » Vorochilovo " et son entreprise devenue " usine Boris Birstein " ! Sa femme est montrée de dos, face à un buffet où elle range de la vaisselle. En champ contre-champ, on voit alternativement le visage de Novik, et en gros plan la croupe de la dame... qui se balance (vue par Novik). La vision est des plus suggestives. Il l’interpelle par son prénom, puis à l’aide du diminutif (" Feiga... Feigele... «), s’étire lentement (retour sur la croupe et le tissu de soie de la jupe), enfin se lève, s’avance par derrière, lève ses deux mains pour étreindre sa femme. Au dernier moment, il est interrompu par la question que celle-ci lui pose à brûle-pourpoint, ne soupçonnant aucunement ses intentions : » Alors, ils ont réussi à le repincer, ce Boris Birstein ? «. Dégoûté, il crache par terre : dans son sommeil, dans ses conversations avec le capitaine polonais et le rabbin, à présent avec sa femme — décidément, ce Boris Birstein lui gâche l’existence ! Il n’est donc pas étonnant que le film se soit attiré le reproche de » naturalisme " ou d’" ornementalisme ". Ce travail est bien sûr excellemment servi par le jeu tout en finesse des acteurs, dont chaque geste, intonation, signe de tête est savamment calculé, et révèle le caractère individuel du personnage, tout en faisant appel à un fond commun, clairement identifié et identifiable comme juif, à l’exception de Boris et de sa sœur Ania. Aucun autre film à thématique juive des années 1930 ne peut à cet égard être comparé à Frontière. Ce n’est donc pas un hasard si ce film interpella particulièrement les responsables juifs des plus hautes instances de décision, à commencer par Choumiatski et Kaganovitch. Il s’agissait véritablement de statuer sur la représentation souhaitable des Juifs à l’écran. Reprenons brièvement les reproches et exigences formulés au gré des différents documents : la vie religieuse est jugée trop présente, l’aspect physique des personnages est trop typique de la vision traditionnelle des Juifs, l’accent doit être évité, etc. Ces reproches se mueront, dans la phase de remaniements, en des exigences comme : le plan d’Arié se bouchant les oreilles en entendant la sirène de l’usine doit être supprimé, la scène du cimetière avec le rituel de mariage doit être coupée de moitié, le profil d’Arié chantant dans la scène finale doit être remplacé par des gros plans des ouvriers goys, etc. À ces motifs d’interdiction, puis demandes de rectifications qui affectent la strate proprement juive du film, l’image, les choix de jeu, etc. se superpose un second argumentaire qui, lui, concerne la construction dramaturgique. Les griefs ici s’appuient sur la rhétorique marxiste qui étaie le discours du réalisme socialiste : l’évolution historique doit nécessairement aller dans le sens du progrès social, l’avant-garde révolutionnaire doit nécessairement s’appuyer sur les éléments prolétaires, enfin les forces du progrès doivent nécessairement faire alliance et dépasser les préjugés culturels, ethniques et religieux. L’œuvre au total doit nécessairement impulser la foi dans les changements à venir. La stratégie suivie par Dubson semble avoir été la suivante : intégrer toutes les exigences concernant la structure narrative, sans rien céder de ses choix affectant l’image et, par là, la judéité : certes, le révolutionnaire reste en Pologne faire la révolution tandis qu’Arié devient un sympathisant bolchevik, mais les trois artisans introduits pour refléter les " masses prolétaires " sont tout aussi marqués culturellement, l’accent n’est pas gommé. De même, le rituel au cimetière et les scènes à la synagogue occupent une place essentielle dans le film, etc. Quelques détails ici importent : non seulement Arié se bouche bien les oreilles, mais le spectateur est placé précisément dans sa situation et donc appelé à s’identifier à lui : on voit Vassia ouvrir et fermer la bouche, mais ses paroles ne nous parviennent pas (puisqu’Arié ne peut les entendre) ! Certes, les quelques dialogues introduits (sur Lénine ou sur l’interdiction du commerce) sont caricaturaux par leur bien-pensance soviétique, mais la scène érotico-comique entre Novik et son épouse Feiga n’a pas disparu, contrairement à ce qui avait été expressément demandé à plusieurs reprises. Quoi qu’il en soit, cette dichotomie fut parfaitement identifiée par Matcheret qui s’extasia devant " la facture " du film : " Le chantre s’éponge le front avec son châle comme seuls savent le faire des chantres «, argument qui joue selon lui en faveur du réalisme du film, et lui permet de mieux souligner un peu plus loin que » le Dubson dramaturge est bien plus faible que le Dubson réalisateur " . Il est dans ces conditions assez aisé de reconstituer les raisons du rejet de Frontière par Kaganovitch et Choumiatski, représentants typiques des couches juives assimilées et déjudaïsées, l’un et l’autre bolcheviks de longue date, entrés dans le mouvement révolutionnaire clandestin depuis 1905 : le film les renvoyait à la " rue juive " provinciale, miséreuse, populaire, pré-urbaine et pré-moderne dont ils s’étaient l’un et l’autre détournés depuis longtemps et qu’ils voyaient comme une étape dépassée. Le sujet même du film ne pouvait les laisser indifférents. On rappellera que Kaganovitch avait déjà fait interdire Benia Krik (Vladimir Vilner, d’après un scénario de Babel, 1926), alors qu’il était secrétaire général du Parti communiste d’Ukraine, en raison de sa présentation inadéquate des Juifs . La crainte de susciter des réactions antisémites par la présentation satirique de certains personnages (principalement le rabbin et Novik) rappelle pour sa part les réactions des censeurs juifs de la fin des années 1920 . Enfin et surtout, bien que prudemment situé dans un ailleurs non-soviétique, le monde du shtetl décrit dans le film de Dubson était en réalité bien loin d’avoir disparu à l’intérieur même des frontières. C’est ce rejet qu’exprime particulièrement le qualificatif de " nationalisme zoologique «, employé par Choumiatski ! On notera que dans la version distribuée — qui, au passage, conserva le titre Frontière — la mélodie qu’Arié a entendue au kolkhoze est qualifiée par lui de » juive, dans une tonalité mineure, mais avec un contenu majeur «. Il est filmé en gros plan, puis comme demandé, Gaïdul et Vassia, ce dernier à l’accordéon, la reprennent en chœur. Mais aucune » parole optimiste " ne fut trouvée, seule résonne la mélodie juive. Dans l’état actuel des sources, on ne peut que spéculer sur les raisons qui conduisirent à autoriser le remaniement, car après tout, le film aurait parfaitement pu passer par pertes et profits, comme ce fut le cas pour bien d’autres films entre 1933 et 1935 — Moja rodina (Ma Patrie, Kheifits et Zarkhi, 1933), Kraža zrenija (le Vol de la vue, Kouléchov, 1934), Prometej (Prométhée, Kavaleridzé, 1935), pour ne parler que des cas les plus fameux. Enfin, il reste encore à comprendre comment et pourquoi le film fut autorisé à sortir, alors même qu’une bonne partie des exigences n’avaient pas été respectées (coupes de plans, voire de séquences entières). Quoi qu’il en soit, aux différentes étapes, on ne peut qu’être frappé par le nombre de voix juives qui s’exprimèrent sur le film, et par la variété des réactions qu’il suscita. Soutenu par des réalisateurs, scénaristes ou responsables de la production, en majorité juifs (Ermler, Blejman , Kozincev, Trauberg), il fut également dénigré ou mal perçu par d’autres : on rappellera notamment les craintes exprimées d’emblée par le directeur du studio de Leningrad, Shneiderman, qui formulait le souhait de ne pas endosser la responsabilité d’une production dont il redoutait l’interdiction, synonyme de pertes sèches pour le studio. Parmi les auteurs de comptes rendus, on remarquera également l’importance de personnalités juives : Rovinski, Matcheret, Marian, Otten, Kriger . Certes, des voix non juives apportèrent également leur soutien à Dubson, parmi lesquelles Piotrovski, puis et surtout Gorki, fidèle en cela à sa réputation d’" ami des Juifs " . Il est fort probable même que la prise de position de Gorki, de surcroît publique, joua un rôle déterminant dans le sort du film. Mais l’important ici est surtout de montrer qu’en 1935 le consensus était loin d’être établi quant aux représentations cinématographiques des Juifs, et que si la tendance était clairement à un effacement progressif des marques de la judéité, celle-ci n’était pas encore partagée, ce qui permit à Dubson de venir à bout de son projet sans qu’il soit irrémédiablement altéré. Enfin, à un niveau plus général, l’exemple de Frontière permet d’approcher de près le complexe processus de négociation dont un film soviétique est le produit en ce milieu des années 1930 : certes, le contrôle est pratiqué à toutes les étapes, mais les exigences ne sont pas toutes suivies d’effet : le réalisateur s’exécute, mais ne cède pas sur toute la ligne, en s’appuyant sur les soutiens qu’il peut trouver, particulièrement au niveau du studio. C’est la même tactique qu’adoptera deux ans plus tard Eisenstein pour le Pré de Béjine à Mosfilm. Cette fois, il est vrai, l’issue sera malheureuse .
Générique du film Granitsa/ Staroe Dudino [Frontière, Le Vieux Dudino], 2 600 m. Production Lenfilm, 1933-35. Sortie 25 septembre 1935. Scénario et réalisation : Mikhaïl Dubson. Image : Vladimir Rapoport. Décors : Efim Khiguer, Isaac Makhlis. Musique : Leib Pulver. Son : Lev Valter. Assistant à la réalisation : Karl Gakkel, E. Bazhenova, M. Tchernova. Interprètes : Veniamin Zuskin (le commis Arié), Boris Poslavski (Novik), Elena Granovskaïa (Fleïga, sa femme), S. Peïssina (leur fille), Nikolaï Valiano (Boris), Vera Bakun (Ania, la sœur de Boris), Vassili Toporkov (Tuvim, leur père, cordonnier), P. Arones (le rabbin), T. Khazak (le cantor), Piotr Kirillov (le capitaine Bart, chef du contre-espionnage), Nikolaï Tcherkassov (Gaïdul), Guéorgui Orlov (l’artisan Moïsseï), Leonid Kmit (Vassia), Efim Althus, Sergueï Guérassimov, Emile Gal (artisans).